lundi 8 octobre 2012

Une page de Michéa (presque) au hasard #1

Excusez du côté solennel, mais c'est avec une certaine émotion numérique que par ce présent billet, j'inaugure cet hommage récurrent à la pensée du philosophe contemporain Jean-Claude Michéa.

Décision prise suite à la remarque de l'ami Anthony lors d'une discussion facebook qui constatait combien cet auteur était d'une grande discrétion dans les medias. L'une de ses rares interventions, dans les Matins de France Culture avec Marc Voinchet, est pourtant à mon sens une pépite : critique de Steve Jobs, de DSK, réhabilitation de Marcel Mauss, retour sur les évènements fondamentaux de notre histoire politique (guerre de religions, affaire Dreyfus) et un hommage salutaire à George Orwell ne sont là que quelques uns de sentiers de pensées trop peu empruntés que cet auteur inclassable propose.


Inclassable ?
"Socialiste, conservateur  populiste. Tout cela à la fois sans doute et encore bien d'autres choses" comme le présente Brice Couturier dans la dite-émission sur France Culture. En une cinquantaine de minutes Michéa apporte un regard nouveau sur bien des sujets qu'un BHL ne pourra jamais appréhender en une cinquantaine d'émissions qui lui seraient consacrées (et dont il serait accessoirement l'instigateur). Et pourtant Michéa reste méconnu quand le tartufe se pavane sur tous les canaux que compte son réseau bien qu'il ait été maintes fois ridiculisé (Le Gloupier ou Didier Porte), démasqué (par Frédéric Pagès et son Jean-Baptiste Botul) renvoyé à ses pénates de philosophe "de mes deux" (pour citer Desproges) par Pierre Bourdieu, Michel Onfray, Eric Zemmour (oui il fait l'unanimité à gauche comme à droite).

Alors rétablissons quelque peu notre belle philosophie francophone en donnant davantage d'éclairages à des auteurs comme Michéa plutôt qu'à des clowns qui fanfaronnent sur des tapis de bombes en Libye.


Quand la philosophie contemporaine devient un Spectacle, une mise en scène dans le désert, heureusement qu'il est encore des intellectuels qui loin d'éprouver la nécessité de descendre d'une tour d'Ivoire dans laquelle ils n'ont jamais cru bon s'enfermer, apportent une analyse loin des clivages et repères imposés pour décrypter un monde offert en binaire aux esprits mal codés par des logiciels obsolètes.
De toute façon, lorsque l'on a sciemment décidé de rester enseigner la philosophie dans un lycée et que l'on éprouve un réel intérêt pour une passion populaire comme le football évidemment que l'on se ferme certaines portes : des tours d'Ivoire à celles de medias avides de philosophes jet-setters.


Jean-Claude Michéa méritait selon moi bien plus qu'un billet qui, aussi dense et fouillé fut-il, n'aurait pu retranscrire la quintessence de sa pensée. Aussi plutôt que d'y revenir régulièrement j'ai décidé de m'inspirer de cette excellente initiative (et bien que je ne sois pas un grand amateur de la plume proustienne) : une page de Proust au hasard.
A partir d'aujourd'hui je reviendrai donc de temps à autres sur une page prise au hasard dans les ouvrages de Michéa qui trônent ça et là sur mon bureau, ma table de chevet, ma bibliothèque et parfois même la poche intérieure de ma veste.
On est jamais suffisamment entouré d'écrits résistants au diktat de la double pensée n'est-ce pas mon cher Winston ?


Et pour une première, j'en resterai à la quatrième de couverture du premier ouvrage qu'il m'ait été donné de découvrir de Michéa : "Impasse d'Adam Smith, brèves remarques sur l'impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche"

"Combattre l'utopie libérale et la société de classes renforcée qu'elle engendre inévitablement passe aujourd'hui par une rupture radicale avec l'imaginaire intellectuel de la gauche. Certes, l'idée d'une telle rupture pose à beaucoup de graves problèmes psychologiques, car la gauche, depuis le XIXe siècle, a surtout fonctionné comme une religion de remplacement (la religion du « Progrès ») ; et toutes les religions ont pour fonction première de conférer à leurs fidèles une identité, et de leur garantir la paix avec eux-mêmes. J'imagine même sans difficulté que de nombreux lecteurs tiendront cette manière d'opposer radicalement le projet philosophique du socialisme originel et les différents programmes de la gauche et de l'extrême-gauche existantes pour un paradoxe inutile, voire une provocation aberrante et dangereuse, de nature à faire le jeu de tous les ennemis du genre humain.

J'estime, au contraire, que cette manière de voir est la seule qui donne un sens logique au cycle d'échecs historiques à répétition, qui a marqué le siècle écoulé et dont la compréhension demeure obscure pour beaucoup, dans l'étrange situation qui est aujourd'hui la nôtre. De toute façon, c'est à peu près la seule possibilité non explorée qui nous reste, si nous voulons réellement aider l'humanité à sortir, pendant qu'il en est encore temps, de l'impasse Adam Smith."

Jean Claude Michéa, Impasse d'Adam Smith.
Brèves remarques sur l'impossibilitédedépasser le capitalisme sur sa gauche.


Track : Gloria al Bravo Pueblo, hymne national du Vénézuela
surnommé "la Marseillaise vénézuelienne"



5 commentaires:

  1. J'ai du mal à comprendre ce que ce Michéa a de si révolutionnaire. Si j'ai bien compris - en simplifiant - il nous dit que la gauche d'aujourd'hui n'est plus en phase avec sa philosophie des origines. A partir de là, il nous dit que la droite et la gauche aujourd'hui c'est finalement même combat. Perso ca fait un moment que ma grand mère dire que toutes façon c'est tous les mêmes les politiques: "bonnet blanc et blanc bonnet".

    Enfin, une fois qu'on a dit que gauche et droite marche main dans la main...what else ? La conclusion c'est quoi ? Votons Mélanchon ? (qui lui aussi d'ailleurs nous dit que les socialistes ont oublié qui ils étaient !)

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  2. Si, la gauche est en phase avec sa philosophie originelle: le libéralisme. Ce qui a changé c'est ce dernier. La logique libérale est devenue une horreur que Benjamin Constant serait le premier à regretter !

    Mais sa pensée va au delà de ça, c'est aborder la logique libérale qui se dissocie en deux voies : le pendant économique que l'on a accolé à la droite et le pendant culturel qui a été porté par la gauche (et non pas par le socialisme dont Michéa rappelle bien qu'il n'est pas la gauche historiquement)

    L'apport de Michéa c'est de montrer que l'on arrive à une époque où ces deux voies du libéralisme se rejoignent et c'est ce qui fait que droite et gauche sont ensembles sur les grandes lignes (les deux sont libéraux). C'est ce qui explique par exemple que le gauchisme primaire qui consiste à s'opposer aux conservateurs en les identifiant comme les tenants du capital et les oppresseurs est une vue faussée des choses. De la même façon dénoncer la droite dans son ensemble est une bêtise du point de vue "socialiste" puisque le gaullisme social est bien plus proche des préoccupations socialistes du Peuple que la bourgeoisie de gauche (du PS)

    La bourgeoisie de droite elle même est souvent progressiste quand la bourgeoisie de gauche elle même est souvent capitaliste.

    Maintenant il y a aussi une droite conservatrice et sociale (le gaullisme ou les chrétiens modérés), il y a aussi une gauche conservatrice et sociale (le MRC, de nombreux milieux ouvriers qui s'en sont allés voter entre le PCF et le FN). Le clivage est donc moins gauche/droite que libéraux/anti-libéraux. Et ces anti-libéraux sont aussi bien des républicains authentiques (attachés à la vertu ... car la République libérale est une vue de l'esprit de la bourgeoisie de 1789), des chrétiens, des ouvriers empreints d'un héritage prolétaire etc ... bref des gens de droite comme de gauche, plutôt issu du Peuple.

    Au delà d'aborder ce nouveau clivage bien plus pertinent que le droite/gauche, Michéa apporte des éléments de réponses par l'anarchisme conservateur d'un George Orwell. La "common decency" est une réponse populaire à opposer au libéralisme (ou du moins à la logique libérale qui a échappé pleinement aux libéraux originels)

    Il y a d'autres apports éclairants qui tournent autour du libéralisme etla façon dont cette philosophie dans sa logique est devenue une perpétuelle fuite en avant par le Droit. Il revient aussi sur l'immanence des mécanisme de régulations que sont censés être le Marché et le Droit pour arbitrer sans guerres civiles les rapports économiques et culturels entre les individus etc ...

    Il est à lire tout simplement :)

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  3. Très bien. La "gauche" a rejoint la droite et finalement c’est par un autre clivage qu'il faudrait voir les choses: libéraux / anti libéraux. A partir de là, la réponse qu'apporte Michéa - l'anarchisme conservateur qui se base sur une "common decency" - ne me parait pas du tout convaincante.
    Je lisais récemment une petite interview (http://pileface.com/sollers/article.php3?id_article=753) où Michéa nous explique je cite « Quand on parle de revenus ‘indécents’ ou, à l’inverse, de conditions de vie ‘décentes’, chacun comprend bien, en général (sauf, peut-être, un dirigeant du Medef) qu’on ne se situe pas dans le cadre d’un discours puritain ou moralisateur. » Il nous parle un peu plus loin « des écarts [matériels] moralement acceptables » et cite Orwell : « il n’y a aucune raison pour qu’un rapport de un à dix ne représente pas l’amplitude maximum admise ». Enfin il pour expliciter l’indécence il prend l’exemple suivant : « J’ai récemment appris qu’il existait à Paris un palace réservé aux chiens et aux chats des riches. Le coût de ces prestations est, comme on s’en doute, astronomique. Eh bien, je suis persuadé que dans un monde où des milliers d’êtres humains meurent chaque jour de faim — et où certains, dans nos sociétés occidentales, ne disposent pas d’un toit pour dormir, alors même qu’ils exercent un travail à temps complet —, la plupart des gens ordinaires s’accorderont à trouver une telle institution parfaitement indécente ».
    Nous y voilà, le fond de la pensée de Michéa : la dictature des gens ordinaires. Personnellement j’estime que c’est le droit de quiconque – si ca lui chante - de prendre davantage soin de son chat que de son voisin. Ensuite je ne comprends pas bien justement pourquoi je devrais me soumettre en tant qu’individu à cet oukase qui décrète « la décence ».
    Prenons l’hypothèse suivante : demain, en tant qu’individu, je travaille beaucoup. Je cultive seul des légumes que je vends et ce sans exploiter personne. Grace à mon travail je gagne beaucoup plus d’argent que le français moyen. Je ne vois aucune indécence la dedans. Et je n’admettrai jamais que sous prétexte d’une décence on vienne m’interdire une partie de mes revenues ou pire me les saisir.
    La « common décency », un totalitarisme comme un autre.

    PS : Pour une approche décapante de l’homme et de la société – parmi d’autres - je ne peux que conseiller d’aller voir du coté d’Henri Laborit avec « Eloge de la fuite » par exemple. C’est moins récent que Michéa je sais…

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  4. Je pense justement que si tu cultivais tes légumes à la sueur de ton front tu aurais un ensemble de vécus communs avec la majorité de ces personnes qui façonnerait de fait ton échelle de valeur. Tu trouverais par exemple sûrement indécent que l'on gaspille de la nourriture par tonnes puisque toi même tu en produis de tes mains.

    Si la common decency t'apparaît comme un totalitarisme c'est parce que tu veux en faire un -isme. La common decency ne s'établit pas dans l'abstraction d'une pensée, elle s'éprouve et se vit au quotidien.

    Les phénomènes d'exclusion qui peuvent te paraître totalitaires sont ceux que toutes les sociétés ont mise en place pour leur survie : prise de distance de l'individu par rapport au groupe, relâchement des solidarités, considération sociale en chute etc ...

    Cela me parait moins totalitaire (et plus "naturel" dans une conception sociologique des choses) que les phénomènes d'exclusion matériels du libéralisme qui ne juge et ne hiérarchise les individus dans une société que par des éléments soit disant axiologiquement neutre (il n'en est rien) le Marché et le Droit libéral.

    Enfin ce que tu sembles considérer comme du totalitarisme dans ton exemple peut aussi être vu comme une forme de solidarité par l'impôt. L'impôt peut être totalitaire ou pas ... tout dépend comme il est décidé. Cependant si une véritable démocratie en est à l'origine (pas celle représentative qui permet de s'affranchir de la décence commune) elle ne "sera" totalitaire que pour une minorité. Mais croire en l'affranchissement total de l'individu ne fait que le soumettre au Marché et au Droit qui loin d'être neutres, appartiennent à une minorité coupée de toute décence commune (et j'insiste sur le commune)

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  5. L'expérience qu’Orwell a faite de la « common decency » est assez spécifique. Il s’agissait notamment de son expérience de la guerre d’Espagne ou encore du temps qu’il a passé parmi les moins fortunés. Dans tous les cas il s’agissait toujours d’un cadre très particulier : un contexte de crise ou de difficultés dans lequel les valeurs de solidarité et d’échange sont tout ce qu’il reste aux gens dans leur épreuve commune.

    Le mythe du bon sauvage de Rousseau a été invalidé depuis bien longtemps. Et cette « common decency » n’en est jamais qu’une variation. Croire à un bon sens intrinsèque des « gens ordinaires » c’est une double erreur.

    La première erreur consiste à croire qu’il existe cette catégorie de gens ordinaire, ce qui n’est absolument pas le cas. Les « gens ordinaires » ne sont qu’une abstraction de la pensée, tout au plus un concept de prêt à penser aussi pertinent que le concept de « bobo ». (A mon sens c’est d’ailleurs se méprendre profondément sur la nature humaine. J’insiste mais lire Henri Laborit qui explique très bien en quoi le système biologique de l’homme programme notre nature profonde à chercher la domination).

    La deuxième erreur consiste à croire en la sagesse de ces « gens ordinaires ». C’est d’autant plus triste qu’il s’agit d’une erreur de même nature que celle sur laquelle repose toutes les théories économiques néolibérales : supposition de l’existence d’un consommateur rationnel (à mettre en parallèle avec l’idée des gens ordinaires) qui évoluerait dans un système de concurrence pure et parfaite (à mettre en parallèle avec la « common decency » dont feraient preuve ces gens ordinaires). Or ce consommateur rationnel et cette concurrence pure et parfaite n’existent pas, tout comme les gens ordinaires et la common decency.

    Au final le résultat est le même : les partisants du marché croient à une autorégulation parfaite de l’économie tandis que les partisants de la common decency croient à une régulation naturel de la société grâce à ce concept.

    Tu me le dis toi-même : « [la common decency] me parait moins totalitaire et plus "naturel" […] ». Tu reconnais au passage la dimension totalitaire du concept de common decency. Si toi-même tu t’en rends compte c’est bien qu’il y a danger ! L’analyse par Michéa de la situation politique est probablement pertinente. Mais sa réponse -empruntée à Orwell- de common decency est une erreur certaine.

    Vous vous trompez de combat. Ce qui est condamnable ce n'est pas d'avoir beaucoup d'argent, c’est la manière de l’obtenir. Ce qu’il faut cesser c’est l’exploitation de l’homme par l’homme. Pour cela tentons véritablement l'anarchisme individualiste (au cas où : http://fra.anarchopedia.org/Anarcho-individualisme) et luttons d’abord pour que la servitude volontaire (au sens de La Boétie) cesse. Ensuite que les travailleurs montent des scops par exemple et récoltent directement le fruit de leur travail ! Aucun idéalisme la dedans, il en existe déjà beaucoup ! Et dans les scops l’échelle des salaires est resserrée, mais pas au nom d’une quelconque décence, simplement parce que personne dans la scope ne travaille plus qu’un autre au point de mériter un salaire 100 fois plus élevé !

    Cordialement.

    PS : « Si la common decency t'apparaît comme un totalitarisme c'est parce que tu veux en faire un -isme. » --> merci pour ce bel exemple de « principe d’association dégradante » selon Arthur Schopenhauer :D
    (http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Art_d%E2%80%99avoir_toujours_raison/Stratag%C3%A8me_XXXII)

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