Mark Knopfler est un génie. Guitariste
incroyable et compositeur magistral du groupe Dire Straits, sa
carrière solo, moins connue n'est pourtant pas en reste.
De la discographie du groupe
britannique, un titre sortira à jamais du lot par son côté très
rock, son riff inoubliable et ce qu'il incarne en plein milieu des
années 80 lorsqu'il est révélé au monde ébahi de découvrir a
new way of life ! En gamin né en 1981, période d'agonie des
anciens mondes et de l'Histoire elle-même, ce titre est une forme
emblématique de tant de choses qu'il méritait bien un article.
Ce morceau symbolise à lui seul
l'avènement d'un enchantement imposé à des citoyens occidentaux
bienheureux de devenir ces consommateurs de pain et de jeux,
rebaptisé entertainment par la novlangue.
1985, Money for nothing est le premier
morceau a être présenté sur la toute nouvelle antenne européenne
de MTV. Tout un symbole d'être la carte de visite de cette chaîne
musicale qui propose l'aboutissement du divertissement-zapping via le
clip-vidéo. Un format court alliant une musique calibrée pour la
radio et un visuel capable de pleinement absorber le téléspectateur
qui pourrait se lasser de le seule stimulation de son ouïe.
Le clip-vidéo support de Money for
nothing, agencé après pressions de MTV, se voulait avant-gardiste
en utilisant cette nouvelle technologie d' images créées par
ordinateur, bien que Mark Knopfler lui même y était opposé. Le
genre de concessions artistiques face aux chéquiers des entreprises
d'entertainement que le milieu du rap notamment adorera dénoncer
quelques années plus tard. Avant de bien souvent rentrer dans le
rang pour obtenir le sauf-conduit autorisant à passer sur les ondes
où finalement on se sent plutôt bien quand on sait dompter sa
conscience artistique et contestatrice.
Au delà de cette forme qui scelle une
promesse d'avenir radieux pour qui veut croire à l'émerveillement
technologique, la vidéo mérite cependant que l'on s'y attarde un
peu plus. On y découvre deux ouvriers, ou assimilés comme tels, qui
transportent la quintessence de la glorieuse civilisation
consumériste : réfrigérateurs, télévisions couleurs, fours
micro-ondes …
Tatoué, vêtus de bleus de travail ou
salopettes et de casquettes bon marché, nos valeureux représentants
du prolétariat passent en revue les antihéros de la working-class
qui s'affichent sur les écrans : des chanteurs tendances qui
passent sur MTV présentant un « look » aux antipodes de
nos manutentionnaires. Le tableau pourrait se suffire à lui même
offrant en spectacle deux beaufs ringards face à aux stars encensées
et déversées sur le monde envieux par les canaux post-modernes de
MTV. D'aucuns diraient aujourd'hui : deux électeurs frontistes
qui critiquent la modernité. Ils sont certainement cette incarnation
du prolétaire que ne veut plus voir un Serge Halimi trop pressé decritiquer Jean-Claude Michéa : « musclé, français (ici
américain ou anglais), chef de famille ». Bref, ils sont ce
que même un rédac-chef du Monde Diplomatique exècre : deux
ouvriers à la résistance passive aux embellies de la modernité
incarnée par le Marché.
Mais c'est là que les paroles du
morceau, prêtées aux deux compères du clip, viennent donner un
caractère explicite à la partition qu'il faut jouer dans le
meilleur des mondes occidental à venir. A savoir, une ringardisation
de la condition et de la valeur travail face à l’idolâtrie de la
jouissance individuelle sans contreparties ni limites. Il faut
enchanter le monde sur une illusion pour mieux mépriser le concret
de la production. C'est ça le bonheur !
Le clip met alors en scène l'absence
de création de richesses de l'ouvrier-artisan dont l'art concret
n'oeuvre plus (il se contente de transporter et d'installer le
produit fini) alors que l'artiste crée des œuvres et produit de la
monnaie à profusion … à partir de rien. Le premier est servile et
concret, le second est libre et abstrait. A l'instar du capital qui
de cette forme d'investissement industriel solide se mue en fluide
financier spéculatif : un nouveau monde est en marche, il faut
l'accompagner dans les esprits ! Et pour gagner les consciences
à cette nouvelle mutation du capitalisme, il faut faire appel à ces
prêtres zélés de l'entertainement que sont les « stars ».
C'est donc la détestation de leur
propre condition qui se joue lorsque nos deux specimens prolétaires
en voie de disparition se disent qu'ils devraient eux aussi apprendre
à jouer de la guitare et passer sur MTV pour se faire de l'argent et
obtenir des filles à foison. Argent et femmes : deux étalons
du monde marchand qui mesurent la puissance et pour les plus
cyniques, la respectabilité, de l'homme post-moderne.
Mais il y en a aura pour tous ! Un
monde entier de stars sur MTV voilà ce que l'on nous vend. Après
tout, il y aura bien assez de chinois pour fabriquer nos télévisions
couleurs.
Et puisque tout est accessible avec
cette monnaie issue du néant : pourquoi se priver ? MTV
prépare les esprits au crédit sans limites et à la planche à
billet que les banques et la Réserve Fédérale américaine seront
trop heureuses de mettre en place. L'individu jouisseur enfin libre :
plus de limites, plus de morale, le monde est à la portée de tous
tant que l'on a de l'argent. De l'argent oui !
Dès lors, money for nothing est un
slogan destiné à faire jouir sans entraves dans une société
marchande.
Pourtant il existe des freins !
Par leur comportement comme leur morale, les assimilés prolétaires
ne sont pas encore de bon consommateurs-jouisseurs. Et qu'ils sont
arriérés avec leurs propos de résistance virile ! Ne
parlent-ils pas avec mépris de « PD » lorsqu'ils voient
un chanteur se trémousser devant une caméra, dévoilant là toute
leur réticence à jouir d'une sexualité sans contraintes ? La
sexualité étant la pulsion par excellente, il convient de libérer
cette dernière au plus vite. Donc le vilain prolo beauf décrié par
Halimi et méchant de l'histoire sera un brin homophobe pendant que
le héros riche et starifié par MTV s'affranchira de la virilité,
brouillera les références masculines comme féminines et mettra en
scène l'érotisme émancipateur. Du cul en somme ! Y a rien de
mieux pour faire consommer !
Un morceau comme Money for Nothing
n'est pas anodin. Que le groupe Dire Straits n'ait point vu tout cela
à une époque faste où tout semblait autorisé, c'est évident.
Idem pour MTV qui n'a vraisemblablement pas compris qu'elle
poursuivait l'avènement culturel du libéralisme dévoyé consistant
non pas à émanciper l'individu mais à le rendre esclave de ses
pulsions.
Ce qui est certain, c'est qu'en 2013,
beaucoup croient plus que jamais devenir les stars d'un écran pour
lequel ils s'échinent toute leur vie. Espérant satisfaire une
pulsion liberticide motivée par des ego atrophiés et sans limites,
des masses de consommateurs-jouisseurs acceptent leur statut
d'esclaves post-modernes. Tant qu'on leur permet d'espérer qu'un
jour ils pourront jouir d'argents et de filles en jouant de la
guitare sur MTV.
Heureusement la WII et Guitar Hero sont là
pour poursuivre l'illusion …
Accompagnement musical : Dire Straits, Money for nothing.